Elle rentre, un peu fatiguée, vers 20h. Le jour a déjà faibli mais l’air reste doux. Elle retire ses chaussures et pose son sac sur le piano désaccordé. Un jour, il faudra bien qu’elle se résolve à s’en occuper. Elle aurait voulu prendre le temps de se préparer un thé, mais elle s’allonge, presque malgré elle, dans le canapé dont le tissu défraîchi aurait mérité d’être changé depuis des mois. Mais il aurait fallu prendre les choses en main et contacter un tapissier, voire plusieurs pour pouvoir comparer. Et puis, c’est compliqué. Le canapé est lourd et n’entre pas dans l’ascenseur. Lorsqu’ils avaient emménagé, près d’une dizaine d’années auparavant, il avait fallu prévoir un monte-charge.
Ce n’est pas que la journée avait été plus dure qu’une autre. Bien sûr, la grève dans les transports… Mais, rien d’insurmontable. D’ailleurs, les rues de la ville, un peu plus désertes qu’à l’accoutumée, lui avaient parues plus respirables. Et puis marcher lui a fait du bien. Enfin, jusqu’à ce qu’elle se mette à penser. L’avenir de la planète ne l’avait que peu concernée jusqu’à il y a quelques semaines. Son avenir, celui de ses enfants envahissaient déjà suffisamment son esprit. Puis un collègue lui avait prêté un livre.
Pendant combien de temps va-t-elle continuer à faire comme si le monde n’allait pas s’arrêter dans une vingtaine d’années? Ou, plutôt, pourquoi continue-t-elle à se demander ce qu’elle va faire à manger, comment aider son plus jeune fils à ne pas devenir un cancre irrécupérable? Pourquoi continue-t-elle à s’intéresser à ses Bonsaïs, à la couleur de son chemisier, à la destination des prochaines vacances, à la vétusté de son canapé?
Elle est désemparée. Ce n’est pas de la peur ou de la colère, non. Son intelligence qui lui a souvent permis de s’adapter à des situations nouvelles, lui fait, cette fois, défaut. Depuis son enfance, elle a appris à se battre. En tant que fille. En tant qu’élève médiocre, parce qu’incapable de se conformer aux modèles qu’on tentait de lui imposer, de mettre la vivacité de son esprit au service d’exercices qu’elle trouvait stupides et d’emmagasiner des connaissances qu’elle jugeait inutiles. Elle n’était parvenue à s’extraire de son milieu, clairement étiqueté comme défavorisé, qu’à force de travail, d’acharnement, mais aussi grâce à un curieux mélange d’audace et de prudence. Bien entendu, sa réussite n’est pas stratosphérique, mais elle est indépendante et parvient à joindre les deux bouts, même si un accident de la vie pouvait remettre en cause certaines habitudes qu’ont prises ses deux fils : faire du ski, aller au cinéma, acheter une paire de baskets neuves tous les deux mois. Et elle se souvient que le père de ses enfants est mort d’une chute dans les escaliers.
Un accident de la vie, justement, n’était-ce pas ce qui était en train de passer à l’échelle planétaire?
Il y a deux ans, elle avait changé l’ampoule de la suspension du plafond sans prendre la précaution de disjoncter. Pourtant, elle avait suivi une formation aux dangers électriques dans le cadre de son travail. Elle avait pris une décharge et s’était effondrée du haut du tabouret. Elle s’en était sortie avec un poignet fracturé qui la faisait encore souffrir. C’était stupide et elle ne comprend toujours pas pourquoi elle avait agi ainsi.
Il lui arrive souvent, lorsqu’elle est seule, de s’adresser la parole à elle-même, de s’invectiver ou de se féliciter. Mais, cette fois-là, elle avait clairement pris conscience qu’elle n’était pas seule à l’intérieure d’elle-même. Son autre moi avait, volontairement ou non, occulté le principe de précaution. Alors, elle a cherché à en savoir plus. Et elle se mit à écrire, surtout des souvenirs. Et ses mots même lui semblaient parfois dictés par un autre. Elle avait cerné, identifié puis consigné ces moments de décalage, de dédoublement Elle s’était alors rendu compte que cet autre moi menait une vie relativement indépendante de la sienne et que sa présence se faisait souvent sentir lorsqu’elle était en période de doute, d’interrogation, d’hésitation. Par contre, ses actions aux conséquences directes sur la réalité physique étaient rares. A vrai dire, seul l’épisode du changement d’ampoule lui revenait en mémoire.
Est-ce que lui aussi se demande, peut-être en ce moment même, ce qu’il peut faire, ce qu’il faut faire, pour empêcher le monde, leur monde de s’effondrer ? Mais son monde est-il le même monde ? Et si elle abrite un autre moi en va-t-il de même pour tous les humains ? Et tous ces autres mois habitent-ils le même autre monde ? Et ne serait-ce pas eux qui, justement, nous poussent à détruire notre monde pour, peut-être, que vienne leur tour, pour leur céder la place, toute la place ? Car, elle ne peut s’empêcher de se représenter cet autre monde comme sombre, caverneux, humide et un peu froid. Et sans doute, sont-ils en train d’y parvenir, ces autres moi, du fond de leurs cavernes noires, poisseuses et glacées, à nous faire saccager notre monde. A vrai dire, leur victoire semble inéluctable.
Elle ne s’est jamais sentie aussi impuissante, sur le point de renoncer, de s’avouer vaincue.
Mais, c’est alors que son autre moi, croyant, présomptueusement, les jeux faits, commet une erreur. Il lui apparaît, clairement, dans toute son horrible perfection, dans sa terrible assurance, dans son insupportable certitude d’appartenir à la caste des vainqueurs, des efficaces, à la classe supérieure de ceux qui ne perdent pas de temps, dans sa détestable conviction de lui servir de modèle et de nourrir son envie. Alors, elle relève la tête et lui jette, dans le miroir posé sur la cheminée, un regard empli de toute la haine et de toute la tristesse de son enfance, de sa fondamentale innocence. Elle se rue vers la fenêtre et l’expulse d’un cri fauve et rauque et le regarde tomber, affolé et ahuri, et s’écraser sur le bitume encore chaud du soleil de cette fin de printemps, juste à côté d’un autre, tombé quelques secondes plus tôt. Et elle voit, aux fenêtres des immeubles d’en face, des hommes et des femmes, de tous les âges et de toutes les conditions. Et elle voit qu’ils se mettent, tout comme elle, à sourire.
Lorsqu’elle se réveille, elle a toutes les peines du monde à reprendre contact avec la réalité. Son fils aîné est rentré et s’est affalé dans le fauteuil d’en face, les écouteurs vrillés dans les oreilles. Lorsqu’il voit qu’elle est réveillée, il s’approche, la prend dans ses bras et lui chuchote à l’oreille : «Nous ne pouvons plus faire comme si de rien n’était. Notre seule ambition est de vivre dignement et nous sommes des millions ».