Le rire sans retenue des deux trentenaires se fait de nouveau entendre. Parmi les nombreux passants qui arpentent les pavés de la petite rue de la Butte de Montmartre, profitant de la douce caresse des rayons de soleil, les regards jetés en direction des deux jeunes femmes assises en terrasse sont fréquents. Le manque de discrétion de ces dernières n’en est pas la seule raison : toutes deux arborent de petites robes d’été, l’une d’entre elles osant même les jambes nues. L’incongruité de la scène, en ce 31 décembre 2022, interpelle ou amuse parisiens et touristes de passage, en ce jour particulier. Les amies ne semblent pas en être conscientes, du moins ne s’en préoccupent-elles pas.
— Bon allez, tu vas cracher le morceau ?! supplie la première. C’est où, bordel ?
— Ok, Ok, j’arrête de te faire mariner, concède son amie, avant de lever les bras vers le ciel en lâchant, tout à sa joie :
« C’est chez les parents de Fanyyyy !
Les cris de pur bonheur qui s’ensuivent, accompagnés de tressautements incontrôlés sur les chaises en bambou, captivent plus encore l’attention alentours.
— Trop chanmé !! s’exclame Pauline. Mais on aura quoi au fait ? Un étage, ou carrément toute la baraque ?
— La totale ! rugit Léa. L’hôtel particulier complet ! (elle s’accompagne d’un double geste circulaire des deux index pour évoquer l’entièreté) Six-cent mètres carrés rien que pour nous ! On va être au moins une centaine, beaucoup plus à mon avis. Le réveillon de la décennie !
— Bon, du coup je ne t’en veux pas de m’avoir tout caché jusque-là, lui répond son amie en minaudant exagérément. Ça valait le coup d’être patiente. Et puis, entre nous, ne pas avoir à participer à l’organisation cette année m’arrangeait bien…
Léa la fixe alors, arborant un énigmatique demi-sourire. Son sac n’est manifestement pas encore vide, elle y cache autre chose… Un ange passe. Face à l’attitude de son amie, le visage de Pauline passe du ravissement à la moue dubitative.
— Quoi ? Tu veux ma photo ? C’est quoi le plan, je sens l’embrouille…
— Il y aura Manon, finit par lâcher Léa, après encore quelques secondes de silence accompagnant son regard soutenu.
— C’est une blague ? souffle Pauline, la mâchoire soudain crispée. Tu m’annonces en deux secondes la meilleure teuf de réveillon de ma life, et que l’autre rabat-joie va tout gâcher.
— Arrête Pauline, pas du tout. Au contraire, ça nous fout trop les boules à toutes, votre histoire. Faut que ça s’arrête. Vous étiez les meilleures amies du monde, et puis… (elle n’achève pas sa phrase) Franchement, c’est vraiment chiant de devoir tout le temps calculer qui sera là ou pas de vous deux, qui on invite ou pas, trop prise de tête. Et puis, trop con, franchement ! Ça dure depuis combien, trois ans facile, non ? Et pour pas grand-chose en plus…
— Pas grand-chose ! s’étouffe son amie, recrachant la paille en carton de son cocktail, qu’elle mâchonnait nerveusement. Tu rigoles, j’espère que tu rigoles !? Elle m’a insultée je te rappelle !
— Tu exagères, elle ne t’a pas littéralement insultée, et puis tu as…
— Elle a dit que je bossais pour l’axe du Mal — ou une connerie du genre —, que j’étais vénale, que je n’avais aucun principe ni valeur ! la coupe Pauline. Effectivement, elle ne m’a pas traitée de « grosse pute » ou de « connasse de merde », mais pour moi c’est pareil ! C’est bon, je bosse pour une multinationale alimentaire, mais il faut bien nourrir le monde, non ? Ça ne fait pas de moi une vendue ou une ripoux. Je n’y peux rien s’il y a parfois des trucs pas clean dans le groupe, on est des dizaines de milliers…
— Ok, oui, elle y était allée un peu fort, c’est vrai. Et te balancer ça devant nous toutes, ce n’était pas cool. Mais tu l’avais cherchée aussi.
— Peut-être, mais d’une je ne parlais pas fort — à part toi à côté personne n’avait entendu ce que je lui disais — et, surtout, franchement elle était devenue trop chiante, elle me saoulait grave. Donneuse de leçons de merde… Je lui ai juste un peu rabattu le caquet. C’est vrai quoi, elle se la ramenait tout le temps, et sous prétexte qu’elle est une des plus jeunes expertes du GIEC, elle se permettait de plus en plus de nous dire comment on devrait vivre. Mais à quoi ils servent au GIEC ? Les COP ne foutent rien derrière, c’est bien beau de se dire « lanceur d’alerte » mais, au bout d’un moment, il faut savoir reconnaître qu’en fait tu te la racontes mais que tu ne sers à rien. Je le lui avais juste dit, c’est tout.
— Sans les formes…
— Ben oui, tu me connais… Je suis la nana la plus cool de la Terre — la plus modeste aussi —, mais il ne faut pas me chercher. Et elle me connaissait encore mieux que toi. Je te rappelle que c’est elle qui s’est cassée et a dit qu’elle ne voulait plus jamais me voir.
— Pauline, tu abuses ! Tu voulais qu’elle fasse quoi ? Ok, elle y était allé fort en te traitant de pourrie en gros, mais derrière tu as fait pire ! Toi, tu l’as insultée pour de bon.
— Arrête, pas la mort non plus. Je ne sais même plus ce que je lui ai dit d’ailleurs…
— Forcément, tu étais tellement vénère… dit Léa avec sourire de reproche. Moi je m’en rappelle. Tu lui as dit : « Ferme ta gueule ! Tu es devenue chiante comme la mort ma pauvre ! Tu ferais mieux de te taper un mec, ça te détendrait un peu, parce que les vieilles filles mal baisées, c’est connu que c’est chiant comme la mort. Ah pardon, tu n’es pas mal baisée, tu n’es pas baisée du tout ! ». Forcément, soit elle te mettait un pain, mais ce n’est pas son genre, soit elle se cassait.
— J’ai un peu exagéré Ok, mais elle m’a fait péter un câble, c’est tout. Léa, pourquoi vous l’avez invitée, sérieusement ? Sans parler de sa relation avec moi, elle va pourrir l’ambiance. Elle ne se marre plus jamais. Pendant nos études à AgroParis Tech, et les quelques années derrière, quand j’ai commencé à bosser et qu’elle faisait son doctorat, elle savait encore s’amuser, même si je devais quasi tout le temps l’entrainer. Mais au moins elle suivait et parfois on déconnait bien. Par contre, depuis qu’elle a intégré le GIEC, elle a pris le melon et quarante ans d’un coup dans sa tête. Elle a même arrêté de boire, plus une goutte d’alcool, tu te rends compte ?
Les deux jeunes femmes se fixent un instant puis explosent de rire. Elles se détendent après leur échange un peu tendu. Pauline ajoute : « Le vieux traquenard quand même Léa. Et tu me fais ça devant une planche-repas au Café des Amis. J’aurais du flairer le piège… Pourquoi voulez-vous tant qu’on se reparle ? Et pourquoi maintenant ?
— On pense que le moment est venu de vous réconcilier, c’est tout. On se trompe peut-être, peut-être pas. En tous cas tu seras surprise, elle a changé ces derniers temps…
— Comment ça ? demande Pauline en fronçant les sourcils
— Depuis quelques mois elle s’est grave décoincée, elle se remet à sortir, et elle se met enfin en valeur et… Elle a carrément du succès tu sais…
— Avec les mecs tu veux dire ? s’étonne Pauline.
— Oui, avec les mecs. Et comme, entre nous, en vrai elle est loin d’être moche, elle enchaine les conquêtes. Genre mecs-Kleenex.
— Attends, tu te fous de moi là ? Tu parles de ma Manon ?
— Ah tu vois ! s’exclame Léa dans un cri de victoire. Tu as dit ma Manon. Tu es toujours attachée à elle… Et oui, elle est comme ça maintenant. Peut-être qu’elle rattrape le temps perdu avant d’envisager de se ranger définitivement, de fonder une famille et tout ça ?
— Mmm, bizarre, ce n’est pas son genre, même quand on était étudiantes, elle était tellement exigeante qu’elle faisait fuir tous les garçons…
Pauline n’écoute plus sa convive tandis que celle-ci lui décrit les faits d’arme de Manon auprès de la gent masculine. Elle plonge dans des abimes de perplexité. Elle est nettement plus troublée par le nouveau comportement de son ex meilleure amie que par la perspective de la croiser et de voir leur super-réveillon de la mort gâché.
Ce n’est pas elle, il y a un truc qui cloche…
« Et j’imagine qu’elle ne fuit plus non plus la bouteille ? reprend-elle
— Ah si, là par contre elle n’a pas changé, pas une goutte d’alcool. Mais ça ne l’empêche pas de se lâcher.
Pauline se mordille la lèvre inférieure. Elle se dit que Manon n’est pas devenue quelqu’un d’autre non plus, il y a un hic. Et puis soudain, elle plisse les yeux et réprime un sourire sans joie ; elle a une intuition et, surtout, une idée.
***
L’ambiance commence à prendre de l’ampleur dans l’hôtel particulier de Boulogne, tout près du bois éponyme. À chaque étage son ambiance ; classique mais efficace. Léa l’avait senti, les réseaux sociaux ont fait leur œuvre : les participants, pour la plupart trentenaires, ne sont pas une centaine, mais probablement le triple. Pauline commence à se dire qu’elle a peut-être gambergé pour rien : il est 23 heures et toujours pas de Manon à l’horizon. Elle ne la cherche pas activement non plus, mais elle n’est qu’à moitié présente parmi les discussions, rires et danses auxquels elle prend part : elle est aux aguets, tentant de la repérer. Elle se garde de s’enquérir de la venue de son ancienne amie auprès de Léa, Fanny et du reste de la bande, elle ne voudrait surtout pas leur laisser à penser qu’elle souhaite la revoir. Jusque-là, elle n’a exercé ses talents de fêtarde avenante qu’à deux des trois niveaux du lieu magique qui les accueille. Et elle s’interdit de visiter le troisième.
Cette conne se planque ou ne va pas venir, mais elle va quand même réussir à me gâcher mon réveillon ! Allez Pauline, oublie-la et amuse-toi, bordel !
Pauline n’a pas le temps de finir de s’y mettre pour de bon qu’elle sent sa gorge s’assécher brutalement, ses mains moitir, ses genoux envisager de flancher et son cœur tambouriner dans ses tempes. La totale. Elle est méconnaissable : sourire hollywoodien, abondante chevelure châtain clair tombant en cascade dans son dos, micro-robe moulante, rouge comme le désir qu’elle semble susciter parmi la foule qu’elle fend, et de sublimes jambes de danseuse acharnée qu’elle fût dans sa jeunesse et…
Elle a dû s’y remettre ! Elle est trop bien gaulée la sal… Pff, elle qui était si pudique…
Manon n’a laissé qu’un très bref espoir d’échappatoire à sa cible : elle se fraie un chemin droit vers Pauline malgré l’encombrement humain de la salle, comme si son ancienne meilleure amie était affublée d’un traceur GPS.
— Pauline, quel plaisir de te revoir ! lance-t-elle en l’abordant et lui prenant les mains, ignorant totalement le bel apollon auprès duquel la trentenaire dansait mollement. Tu es en beauté dis-moi ! Mais, si je puis me permettre, tu gagnerais à te remettre au sport, quelque chose me dit que tu ne t’accordes pas assez de temps… Ton boulot, toujours ton boulot j’imagine ?! Le grand Satan de l’alimentaire se veut exclusif avec ses suppôts !
Il n’y aura pas eu le moindre round d’observation. Pauline en tire aussitôt les premiers enseignements :
— Manon ! Ça alors, toi ici ! Trop cool !
L’absence de riposte de sa victime déçoit manifestement la jeune scientifique, dont les ardeurs au combat sont aussitôt refroidies. Peut-être n’était-elle pas véritablement mal intentionnée, mais avait-elle anticipé une agression de la part de son ex-complice et confidente, et appliqué le vieil adage « La meilleure défense est l’attaque » ?
Lorsque, moins d’une heure plus tard, l’hystérie collective se déchaine, tandis que depuis les terrasses et à travers les baies vitrées les jeunes gens voient débuter les feu d’artifice de l’Arc de Triomphe, Manon et Pauline semblent redevenues aussi proches qu’à leurs plus belles années. Léa et toute la bande sont ravies : leur plan a fonctionné, le timing et l’occasion étaient vraiment parfaits pour les retrouvailles.
À deux heures du matin, la fête bat son plein. Les jeunes adultes privilégiés, choyés par le destin, s’emploient à ne penser qu’au bonheur de l’instant présent et à rêver aux succès en tous genres que leur réserve à coup sûr la nouvelle année. Des couples se forment éphémèrement parmi les célibataires, mais le groupe de jeunes femmes repousse, généralement poliment, les rares assauts sans conviction de prétendants que l’alcool et autres substances désinhibantes a rendus excessivement confiants et téméraires. Elles n’ont jamais été faciles à séduire, leur niveau d’exigence s’étend tous azimuts, et cela se sait parmi leur communauté favorisée. Seules deux d’entre elles sont d’ailleurs en couple, et elles éprouvent quelques difficultés à se maintenir dans le noyau de la bande, leur compagnon les entrainant aussi involontairement qu’inéluctablement vers un certain déclassement au sein de cette sororité officieuse. Seule Manon serait donc devenue une épicurienne du sexe, quelle incongruité ! Mais Pauline doit se rendre à l’évidence, Léa ne lui a pas raconté d’histoires : son amie retrouvée n’a pas hésité à danser très suggestivement avec deux ou trois jet-setters depuis son arrivée, finissant par les repousser quand ils commençaient à croire l’affaire pliée.
Les bulles dorées et leurs camarades de jeu en tous genres ont fait leur effet : la fréquence des gloussements et fous rires incontrôlés en atteste. Pauline décide qu’il est temps de passer à l’action. Elle a, pour sa part, été très raisonnable et a toujours les idées claires. Manon n’a pas bu une goutte d’alcool, fidèle à sa prise de conscience d’il y a quelques années : le vin, tout comme les autres spiritueux à base de raisin, est bourré de pesticides, et toutes les boissons fermentées nuisent à la longévité de la majorité des organes, sans parler des effets immédiats, plus ou moins souhaitables…
— Allez Manon, il faut qu’on fête nos retrouvailles, tu vas devoir faire une entorse à ton vœu de sobriété.
— Même pas en rêve, désolée ma chérie, lui répond son ex ex-amie.
— Steuplait, fais-le pour moi… ronronne Pauline en battant sensuellement des paupières. Juste un petit verre pour trinquer. Allez, en souvenir du bon vieux temps. Bouge pas, je vais nous en chercher un.
Deux minutes plus tard, elle fend la foule, de retour avec deux flûtes de champagne bien remplies. Elle enchaîne :
— Jusqu’ici on a évité les sujets qui fâchent, mais je pense mais on est de grandes filles, aussi je te propose qu’on crève l’abcès et qu’on en parle sereinement, Ok ?
— Je ne suis pas sure de savoir de quoi tu veux parler, mais allons-y, réponds Manon, se laissant tomber dans un sofa moelleux d’un recoin relativement tranquille.
— Arrête, tu sais bien. De nos tafs respectifs ! Tu me croiras ou pas, mais j’essaie de faire bouger les choses de l’intérieur, et des fois j’ai l’impression d’y arriver un peu. Et je ne suis pas la seule, bien sûr…
— Bravo, je te félicite sincèrement, mais tu ne me feras pas changer mes habitudes alimentaires, je reste fidèle à mes plats maison et au bio. La bouffe industrielle, c’est une forme d’empoisonnement de la population, point barre, conclut-elle.
— Ok, tu campes sur tes positions, et je ne dis pas que tu as tort d’ailleurs concède Pauline. Mais parlons-de toi. Tu es toujours au cœur du saint des saints, le GIEC d’après ce que m’ont dit les filles. Ça se passe bien ? Est-ce que… (elle s’interrompt soudain, s’apercevant que son amie n’a toujours pas bu une goutte de champagne) On parle, on parle, mais on n’a pas trinqué ! À nos retrouvailles !
Manon la fixe un long instant, l’air indéchiffrable, avant de tendre sa flûte et la faire tinter contre celle de Pauline, puis la porter sa bouche et avaler une première gorgée, sans cesser de regarder sa complice.
Les bulles ça tabasse, Manon n’a plus bu une goutte depuis des années. Avec la fatigue due à l’heure tardive, ça devrait fonctionner…
Mais la cliente est plus coriace qu’elle n’en a l’air. Aussi, à trois heures du matin, Pauline n’en sait pas vraiment plus. Manon fait toujours partie de l’équipe scientifique du deuxième groupe de travail du GIEC, en charge d’étudier les conséquences du changement climatique. Elle étudie désormais l’adaptabilité des systèmes naturels, après ses premières années au cours desquelles elle œuvrait au sein de la cellule évaluant l’avenir de l’agriculture dans les pays en voie de développement, dans le contexte du changement climatique.
Pauline a même fini par mettre les pieds dans le plat, lui demandant ce qu’elle lui cachait, qu’elle sentait qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Elle a retrouvé son amie, elle la reconnait, mais quelque chose en elle a changé, quelque chose de profond. Il aura fallu une deuxième coupe de champagne pour que la climatologue commence enfin à lâcher prise.
— Vraiment, je suis super contente pour toi que tu profites enfin de la vie, que tu t’éclates un peu, lui sourit Pauline en lui prenant les mains. Et même beaucoup avec les mecs, si j’ai bien compris. C’est top.
Manon, désormais clairement éméchée, observe son amie qui affiche progressivement une moue un peu triste (elles se tiennent toujours les mains). D’une voix basse et hésitante, trahissant son état d’ébriété, elle se confie, approchant son visage de celui de Pauline, presque comme pour l’embrasser :
— Allez Ok, on se dit tout, comme avant. La joie est un peu ta marque de fabrique, je ne voudrais pas que tu sois triste à cause de moi ma choupinette… Bon. Tu as entendu parler de la COP 27 de Charm el-Cheick j’imagine ?
— Oui, bien sûr, confirme Pauline, qui sent une petite nausée d’appréhension commencer à se former en elle. Rien de bien concluant si j’ai bien suivi… Aucune mesure contraignante pour les États concernant les gaz à effet de serre et aucun accord sur les énergies fossiles…
— Bien résumé ! s’exclame Manon, après avoir sifflé d’admiration. Eh bien, tu sais quoi ma chérie, en fait ce n’est pas grave du tout !
— Comment ça ??
— Tu me disais que tu avais l’impression que je te cachais des choses. En fait, ça ramène le débat à nos deux merveilleuses et adorables petites personnes. La réalité, c’est qu’on cache des choses à tout le monde, au grand public mais aussi à une partie des politiques. Ma Pauline adorée, tu peux me promettre de garder pour toi ce que je vais te dire ? souffle-t-elle alors, collant pratiquement ses lèvres à l’oreille de son amie.
— Oui, Manon, bien sûr. Allez dis-moi…
— Je fais partie de l’équipe qui a réalisé le rapport « Impact, Adaptation et Vulnérabilité », rendu public en février de cette année. Ah non, merde : de l’année dernière, maintenant qu’on est en 2023 ! pouffe-t-elle, avant de reprendre instantanément le niveau de sérieux que son état d’ébriété lui autorise.
« On a dit, après le rapport de 2021 du groupe étudiant le changement climatique proprement dit, que la situation était très préoccupante. Conneries ma pette Pauline ! (elle regarde à droite puis à gauche, pour s’assurer que personne ne les écoute) Chuuuut, ce que je vais te dire est un secret, murmure-t-elle.
— Allez, soit plus précise, grimace Pauline.
— Chaque année, on dit qu’il ne reste plus que quelques années pour réagir, mais les États ne font rien. De toute façon, l’humanité est incapable de se synchroniser pour faire le nécessaire. Trop de différences culturelles, contextuelles, historiques ou religieuses. Trop d’égocentrisme et d’égoïsme. Trop de fric, trop de capitalisme, trop de despotisme. Trop d’humain quoi. Mais ce n’est pas grave, rassure-toi !
— Ah, tu trouves ? grince Pauline en se mordant la lèvre.
— Je t’assure. Ce n’est pas grave que ces foutus politiques ne branlent rien, parce qu’on a édulcoré les choses au maximum dans nos derniers rapports. Les 1,5 degrés de réchauffement, c’est dans deux ans, pas dans 30, et à la fin du siècle, ce sera facile 7 ! En réalité, on a déjà passé le point de non retour depuis au moins dix ans ! Il nous en reste entre dix et vingt à pouvoir faire perdurer ces mascarades que sont nos vies telles que nous les vivons. Ensuite, les prévisions pessimistes projettent un effondrement complet, l’humanité rejoignant la sixième extinction de masse de l’histoire de la Terre, celle qu’elle a provoquée.
— C’est à ce point, vraiment ? Tu ne me racontes pas des bobards ? s’angoisse Pauline, soudain livide.
— Non, je te le promets.
— Mais, tu le dis toi-même, ce sont des prévisions pessimistes, que disent les prévisions plus réalistes ?
— Les plus optimistes, je dis bien « optimistes », et j’ai travaillé dessus ces trois dernières années, annoncent l’effondrement des sociétés actuelles, suite aux guerres mondiales engendrées par la raréfaction des ressources — surtout de la nourriture et de l’au potable — et des lieux habitables. L’humanité survit mais dans un monde qui n’est plus vraiment le même, et après des milliards de morts. Parce qu’il n’y a pas que les conséquences du réchauffement climatique, il y a aussi celles des pollutions en tous genres, et là aussi c’est la cata complète. Voilà, ta curiosité est satisfaite. Maintenant que je sais qu’il n’y a plus rien à faire, que tout est foutu, j’ai décidé d’arrêter de me battre dans le vide et de me faire du souci pour des congénères qui n’en valent pas la peine. Je profite de la vie, enfin. De cette vie qui n’a pas vraiment de sens, en tous cas pas comme on a essayé de nous le faire croire.
Au fil des ses révélations, son ton a changé. Sa voix qui semblait attester de son état d’alcoolisation avancé est désormais tranchante et assurée.
« Ne fais pas cette tête-là ma chérie, s’exclame Manon. C’est une excellente nouvelle pour toi ! Tu avais programmé un premier marmot à 35 ans, c’est bien ça ? Du coup il te restait une ou deux années max à t’amuser, et après il fallait que tu ferres le bon mec pour être dans ton timing. Oublie ! Pas d’avenir, donc pas d’enfant. Ce serait criminel, ma Pauline adorée… Tu vas pouvoir continuer à profiter de ta petite vie, et moi aussi. Je suis plus ou moins comme toi maintenant, ajoute-t-elle, joyeuse. On va s’éclater !
Elle se lève d’un bond en prononçant ces derniers mots, vide sa flûte de champagne et file rejoindre les danseurs à quelques mètres.
Pauline reste figée un instant, puis s’effondre en arrière dans le sofa, se demandant s’il elle ne devrait pas plutôt courir vomir aux toilettes. Le fait que Manon ait feint une réconciliation, mais avait en réalité l’intention de lui anéantir le moral est une déception mais, au fond, cela ne l’affecte pas vraiment : elle avait renoncé depuis trois ans à cette amitié. Ce qui la fait se sentir comme une petite fille terrorisée perdue au beau milieu de la plus lugubre des forêts de cauchemar, c’est qu’elle est convaincue que tout ce que lui a dit Manon est vrai. Certes, elle aurait pu inventer tout cela pour lui faire du mal, lui saper totalement le moral, mais ce n’est, hélas, pas le cas. Elle la connait trop bien. Son changement de comportement ne peut qu’être dû à un changement de paradigme fondamental et absolu. Rien d’autre n’aurait pu la faire basculer dans cet épicurisme qui la caractérise à présent.
La joie. Manon rayonne désormais de joie. Cette joie affichée, que Pauline revendiquait et portait comme un étendard, elle sent qu’elle s’est éteinte en elle et, qu’après ce qu’elle vient d’apprendre, elle ne se rallumera plus jamais. C’était pourtant sa joie…
Sven TARO
NdA : toute ressemblance avec des personnages réels ne pourrait être que fortuite